La visite de la duchesse d’Angoulème au Pont du Gard

À propos du tableau de Christophe Jusky : La visite de la duchesse d’Angoulème au Pont du Gard

Thierry de SEGUINS-COHORN
Communication du 4 mars 2013

Le 27 octobre 2012, les Amis du Musée d’Uzès se sont rendus acquéreurs à la maison de ventes Damien Leclère à Marseille d’une très belle huile sur toile, représentant la visite de la duchesse d’Angoulême au Pont du Gard, le 10 mai 1823, œuvre de Christophe Jusky.

 

Visite de la duchesse d’Angoulême au Pont du Gard. 1823. Christophe Jusky (1794-1878). Musée municipal Georges Borias à Uzès. Huile sur toile, 51 x 66,5 cm.

Les voyages de la duchesse d’Angoulême

Au début du mois d’avril 1823, le duc d’Angoulême, fils du comte d’Artois, futur Charles X, pénètre en Espagne à la tête de l’armée des Pyrénées pour rétablir sur le trône d’Espagne le roi Ferdinand VII, un Bourbon.

Il avait épousé sa cousine germaine, Marie-Thérèse-Charlotte de France, « Madame Royale », fille de Louis XVI et de Marie Antoinette. Celle-ci était très populaire et sillonnait la France pour asseoir le pouvoir des Bourbons, de retour dans une France qui avait connu la Révolution et l’Empire.

En 1823, pour se rapprocher de son époux et « être plus à même de recevoir des nouvelles de son mari [1]», elle va s’installer à Bordeaux. De là elle va rayonner sur les provinces de l’Ouest et du Sud du pays.

Au cours de ces voyages, la princesse représente le Roi : la duchesse d’Angoulême doit à la fois donner une image prestigieuse et paternelle de la monarchie et s’informer de l’administration des départements du royaume. Ce dernier point est d’ailleurs une illusion.  Comme l’explique Hélène Becquet, dans sa thèse à l’École des Chartes: consacrée à Marie-Thérèse-Charlotte de France [2] c’est au prix d’une organisation qui ne laisse rien au hasard que les élites locales s’efforcent de donner à la duchesse une présentation unanime et toute royaliste de leur circonscription.

Le voyage dans le Midi

Partie de Bordeaux, la duchesse d’Angoulême va entamer durant le mois de mai 1823 un voyage de près de trois semaines, au programme chargé, qu’elle va mener « tambour battant ».

Le 4 mai 1823, elle est à Toulouse, le 6, elle passe à Béziers, où la municipalité lui offre une fête improvisée, qui va coûter 3 000 francs à la commune [3] avant de s’arrêter à Montpellier, où elle est accueillie par le maire, le marquis Dax d’Axat et le préfet, le baron Creuzé de Lesser. Le 7 mai, elle part pour Nîmes où tout sera mis en œuvre pour honorer la nièce du Roi Louis XVIII. Elle sera logée à la Préfecture qui, à l’époque, se trouvait dans la Grand’rue, hôtel Rivet, qui est actuellement l’École des beaux-arts.

Le 8, elle assiste à la messe à la cathédrale Saint-Castor. Son dais étant trop haut pour passer sous le porche, celui-ci sera démoli pour être surélevé.

Par décret ministériel du 29 mars 1823, la Maison Carrée venait d’être transformée en musée. Sa restauration, commencée en 1819, était encore en cours. L’annonce du passage à Nîmes de la Duchesse d’Angoulême donna au Préfet l’idée de placer ce nouveau musée sous la protection de la princesse. Rapidement on meubla l’édifice avec des fragments architecturaux, des portions de colonnes, des chapiteaux. Elle l’honora de sa visite et permit qu’il porte son nom. Le mois suivant, une plaque fut apposée au-dessus de la porte d’entrée, qui portait l’inscription suivante, en lettre d’or : « Musée Marie-Thérèse, 9 mai 1823 » [4].

L’après-midi, elle assiste dans les arènes à une ferrade, avant de se rendre au théâtre où se joue La partie de chasse de Henri IV, une comédie en trois actes de Charles Collé.

Le 10, elle découvre le Pont du Gard.

Le 12, elle se rend de Nîmes à Avignon, le 13, elle arrive à Marseille [5]. Le 14, le matin, elle visite une manufacture de corail et, à midi, elle est reçue au Collège Royal avant de rejoindre le Château Borelli où le comte de Panisse lui fait les honneurs de son domaine. En fin d’après-midi, c’est sous la pluie qu’elle assiste à des joutes sur le Vieux-Port. Le 15, dès 7 heures du matin, elle va entendre la messe à Notre-Dame-de-la-Garde, où souffle un mistral à décorner les bœufs. Elle passe ensuite en revue la Garde nationale et le 10ème de Ligne aux allées de Meilhan, avant d’assister au théâtre à une représentation des Héritiers Michaud.

Elle quitte Marseille le 16 mai à 6 heures du matin pour se rendre à Toulon, où elle va arriver à 11h00, saluée par 21 coups de canon. L’après-midi, elle visite l’arsenal avant d’embarquer sur le vaisseau l’Annibal, pour un tour dans la rade. Le 17 mai, après avoir suivi la messe à l’église Sainte-Marie, elle assiste à la mise à l’eau de la frégate Marie-Thérèse. À midi, elle quitte Toulon pour Marseille. Le 18, elle visite  l’Hôtel-Dieu, avant d’assister à la messe à l’église Saint-Martin et d’effectuer dans la soirée une promenade en mer.

Le 19 mai, elle est à Aix, où elle inaugure, sur le cours Mirabeau, la statue du Roi René. Le 20, elle part pour Tarascon, où elle assiste à la course de la Tarasque et de l’Esturgeon, avant de passer le Rhône, à 4 heures, sur le pont de bateaux qui relie Tarascon à Beaucaire. Arrivée en début de soirée à Nîmes, elle écoute un opéra-comique d’Henri Berton Aline, reine de Golconde [6].

Le 21 mai, elle quitte Nîmes pour Montpellier. Le 22, elle assiste à Sète à des joutes depuis le balcon de la maison du maire, Etienne Ratyé, vicomte de la Peyrade, où une plaque commémore toujours l’évènement. Le 23, à six heures du matin, elle quitte Montpellier, « emportant avec elle les témoignages les plus prononcés de fidélité et de dévouement des citoyens, et leur laissant le regret de n’avoir pu la posséder plus longtemps parmi eux [7] ». Le 26 mai, elle est à Toulouse, d’où elle va rejoindre Bordeaux.

La visite au Pont du Gard

Le samedi 10 mai 1823, le Pont du Gard fut le théâtre d’une grande fête organisée par les soins du baron de Castille, en l’honneur de la duchesse d’Angoulême qui avait émis le souhait de visiter le célèbre monument.
Dans une lettre du 2 décembre 1823, le baron de Castille rend compte de cette solennité à son amie la comtesse d’Albany [8] :

« Je vous ai, je crois, parlé du tableau du passage de S.A.R Mme la duchesse d’Angoulême, parfaitement exécuté par M. Jusky. Ce tableau a été offert en don à S.A.R par nos enfants du Temple, accompagnés par leur tante, la princesse Charlotte de Rohan, qui avait demandé un jour pour être reçue. Nos enfants ont été comblés d’intérêt et d’amitié.
On leur avait fait faire un vêtement neuf en soie, pour cette occasion. S.A.R nous a su le plus grand gré de cet hommage, en disant qu’à une attention aimable, nous y avions joint l’à-propos. Avant que Madame n’arrive à Paris, ce tableau a été lithographié. (…)

M. Jusky saisit le moment où, le groupe formé, S.A.R parlait à Madame de Castille et à moi, entourée de sa cour (voir note a) et des autorités du département (voir note b) vous m’y reconnaîtrez à ma coiffure. (…) J’ai fait faire un double du même tableau, que j’ai placé dans mon salon. » En bas et à gauche du tableau, on lit l’inscription suivante :

« Double original du tableau du passage de S. A. R. Madame la duchesse d’Angoulême au Pont du Gard le 10 mai 1823. Offert à S. A. R. Madame par le Baron de Castille et S. A. la Princesse Herminie de Rohan, son épouse, présenté par leurs trois filles Mériadec, Blanche et Berthe, élevées au Temple auprès de S. A. S. madame la Princesse Louise de Bourbon leur tante, accompagnées de S. A. la princesse Charlotte de Rohan le 19 octobre 1823, tableau peint par Mr Jusky fils. Lithographie chez C. Constans. »

Le tableau fut en effet lithographié par Charles Louis Constans, et on en retrouve des tirages dans plusieurs maisons de la région. Cet artiste, qui avait son atelier à Paris, était dessinateur à la manufacture royale de Sèvres. Il avait inventé un procédé pour corriger les défauts des planches lithographiques. Constans va également réaliser durant le séjour à Paris du baron et de la baronne de Castille une lithographie de leur fils, Louis, d’après un dessin de Jusky.

Dans le Moniteur du 9 octobre 1823, on pouvait lire :

« On vient de mettre en vente une estampe lithographiée dont le sujet est intéressant et l’effet pittoresque très heureux …). L’aspect du monument, le site, le paysage, la scène principale et l’ordonnance des groupes sont rendus de manière à faire honneur au jeune peintre auteur du tableau, M. Jusky fils. La lithographie est de M. Constans. Prix sur papier vélin fin : 2 francs; sur papier de Chine, 4 francs. A Paris, chez M. Constans, rue Neuve Saint Augustin, n°5 »

Une autre édition, de même format, dessinée par Cotton fils, sortira de l’atelier « Jusky et compagnie à Nîmes » après 1827. On connaît également une autre lithographie sur le même sujet, de plus petite taille. Il ne faut pas oublier que le Midi était « blanc », ce qui a dû contribuer au succès de la diffusion de cette Visite de la Duchesse d’Angoulême.

L’auteur, Christophe Jusky (1794-1878)

Christophe Jusky [9], jeune peintre élève de David, d’une famille polonaise établie à Pont Saint Esprit durant la Révolution, était au service du baron de Castille depuis 1818, année où il  devint « hôte à demeure [10]» de celui-ci. Ce dernier lui fera réaliser des gravures du château, ainsi que des vues des fabriques qui agrémentent le parc.

Au début de l’année 1823, Jusky accompagne le baron et la baronne de Castille à Paris, où il va s’initier à la lithographie. Au retour à Argilliers, le baron transforme sa presse de taille-douce en presse lithographique. Lorsque le baron de Castille reçoit des visiteurs, Jusky exécute le portrait de ses hôtes, soit à l’huile soit plus simplement en réalisant une lithographie. Il va également exécuter les portraits du baron et de la baronne de Castille et de leur famille.
Jusky était un copiste très habile, et il a peint à la perfection le « double original » du tableau qui vient de rejoindre le musée Georges Borias d’Uzès. Celui-ci avait été acheté en 1922 par une famille uzégeoise, lors de la vente du mobilier du château de Castille. Quatre-vingt-dix ans après, elle vient de le mettre en vente à Marseille.

On ne sait pas ce qu’est devenu l’original offert par les trois filles du baron de Castille à la duchesse d’Angoulême. Celle-ci l’avait placé dans ses appartements des Tuileries, puis dans son château de Villeneuve-l’Étang, à Marnes-la-Coquette Comme le reste du mobilier [11], il a dû rejoindre le château de Frohsdorf en Autriche, résidence d’exil de la duchesse d’Angoulême, où elle s’éteindra en 1851.

Notes

a) La duchesse d’Angoulême était accompagnée dans son voyage par la duchesse de Damas Crux, dame d’honneur ; la vicomtesse d’Agoult, dame d’atours ; la marquise de Biron, dame pour accompagner ; le marquis de Vibraye, pair de France, chevalier d’honneur ; le vicomte d’Agoult, lieutenant-général, premier écuyer ; le baron de Tricornot et Monsieur d’Augustin, tous deux sous-lieutenants des gardes du-corps de Monsieur.

b) Vicomte de Villiers du Terrage, préfet du Gard et Monsieur de Boismont, sous-préfet d’Uzès

Références

[1] La Ville de Mirmont, H. de, 1899. Histoire du musée de Bordeaux : Tome premier. Les origines. Histoire du musée pendant le Consulat, l’Empire et la Restauration (1801-1830). Féret, Bordeaux.

[2] Becquet H., 2008. Royauté, royalismes et révolutions : Marie-Thérèse-Charlotte de France (1778-1851). Thèse de doctorat en histoire sous la direction de Jean-Clément Martin, université Paris I-Panthéon-Sorbonne, Paris.

[3] Fabregat A., 1874. Annales municipales de la ville de Béziers. Imprimerie Rivière, Béziers.

[4] Mathon G.,  2005. Visite à Nîmes de la duchesse d’Angoulême. Site www.nemausensis.com

[5] Robert L.-J.-M.,  1823. L’Hermite de Saint-Jean, ou Tableau des fêtes marseillaises lors de l’arrivée et durant le séjour de S.A.R. Madame, duchesse d’Angoulême à Marseille. N° 1 à 8, 13-19 mai 1823. Imprimerie Achard, Marseille.

[6] Ferba J. 1937. Notes sur le théâtre de Nîmes de 1785 à 1830. Cahiers d’histoire et d’archéologie. Revue méridionale d’histoire, 43ème cahier.

[7] Thomas J.P. 1827. Mémoires historiques sur Montpellier et sur le département de l’Hérault . Gabon, Paris.

[8] Charvet G., 1878.   Une correspondance inédite de la comtesse d’Albany. librairie A. Catelan, Nîmes.

[9] Péladan J., 1883. Les collections de province : la collection Jusky de dessins de maitres anciens. Revue « L’Artiste », année 1883, tome I, mois de mars, Imprimerie Mouillot, Paris.

[10] Seguins-Cohorn, H. de. Archives familiales

[11] Seillan F., 2006. Le château de Villeneuve-l’Étang, propriété privée de la duchesse d’Angoulême. Revue « L’Objet d’Art », n° 414, juin 2006.